B LAISE

En mars 2020, Blaise avait présenté une installation intitulée Labyrinthe à la Tate Modern de Londres. Il avait plongé une salle dans l’obscurité, l’avait emplie de fumée blanche et mis en place des effets de lumière stroboscopique. On pénétrait dans son œuvre comme dans un brouillard épais, il était simple d’y entrer mais extrêmement difficile d’en sortir.
Blaise faisait distribuer le plan de son Labyrinthe à l’entrée de l’exposition. Chaque visiteur se trouvait muni d’une feuille A4 sur laquelle était tracé un simple carré.

Sa femme Chloé et son fils Milo avaient fait le voyage depuis Nantes à l’occasion du vernissage, le 7 mars. Juste avant d’entrer dans le Labyrinthe, son petit garçon âgé de six ans lui avait demandé : « est-ce qu’il y a un monstre à l’intérieur ? »
Blaise avait su se montrer rassurant.

À l’annonce du confinement en France, Blaise avait quitté son hôtel à Londres et rejoint sa famille dans leur appartement de Nantes. Il lui serait difficile de travailler dans ce contexte domestique, mais il trouvait plutôt positif de faire plus ample connaissance avec son fils.

La première semaine, Blaise passa effectivement beaucoup de temps avec Milo. Chloé télé-travaillant, il avait pris en charge les activités scolaires et le temps de loisir. Très rapidement, Blaise avait donc pu vérifier l’information selon laquelle Milo était loquace. Ouvrir un cahier, aller dans la cuisine, faire tomber un objet : le garçon commentait chaque chose qu’il faisait. Chaque non-évènement donnait lieu à analyse détaillée. Dès les premières heures du confinement, Blaise avait eu l’impression de vivre avec BFM-TV allumée toute la journée.

Le cinquième jour, Blaise considéra qu’il avait fait le tour des actus de son fils. Il crut juger bon d’emmener la conversation sur le terrain des siennes. Après tout, suite à sa visite du Labyrinthe, Milo n’avait strictement rien dit. Il avait pressé sa mère d’aller à la boutique du musée, et tout à ses affaires, Blaise ne l’avait pas revu de la soirée. Le lendemain, Milo avait feint d’avoir tout oublié.

Le matin du 26 mars, Blaise posa donc le sujet sur la table, entre un paquet de Choco Krispys et une tartine de confiture de cerises. Avec la spontanéité qui le caractérise, son fils avait répondu qu’il n’avait pas du tout aimé le Labyrinthe et surtout qu’il n’avait strictement rien compris. Pour Milo, le sujet était clos. Blaise devait bien l’admettre, son travail n’était pas très child-friendly

La journée s’était ensuite déroulée comme les précédentes, à la nuance près que Blaise avait proposé à Milo de communiquer avec des pâtes alphabets Panzani. Le jeu l’avait amusé et son débit de parole s’en était trouvé largement ralenti.

Le soir même, à l’heure du coucher, le petit se livra à une ultime confidence sur l’oreiller. Il tenait à préciser sa critique du matin : selon lui, il était vain et stupide de construire un labyrinthe si ce n’était pas pour y enfermer un monstre.
« C’est parce que le Minotaure existait que Dédale a construit un labyrinthe autour. »
Il écrivit cette phrase sur son édredon, avec des pâtes Panzani. Cela prit un temps infini.

Blaise trouva la journée du 27 mars particulièrement longue. Entre un puzzle deux cent pièces représentant un cheval au galop et une partie de Uno, il avait repensé à ce que lui avait dit son fils la veille. Certes, le Minotaure était une ruse, Milo s’était servi de la mythologie pour retarder l’heure du coucher… mais cette idée l’avait quand même préoccupé.
Admettons que lui soit Dédale, l’architecte du labyrinthe. Dans ce cas, qui était le monstre ? Est-ce qu’inconsciemment, ce n’était pas le public qu’il trouvait monstrueux ? Une fois clairement formulée, la question l’avait drôlement taraudé.

Quelques jours plus tard, la Tate Modern s’était à son tour confinée. La prochaine fois que le public pourrait visiter le Labyrinthe, ce serait à Berlin, à l’automne.
Blaise n’en avait pas été mécontent. Il y voyait l’opportunité de résoudre le cas de conscience qui le rongeait depuis trois jours. Pour l’exposition de Berlin, il ajouterait un Minotaure dans son Labyrinthe. Ce serait gagnant-gagnant : il ferait plaisir à son fils, et son esprit cesserait cette assimilation gênante du public à un monstre.

Milo dessinerait ce Minotaure et il accrocherait le dessin au mur, dans le Labyrinthe. Évidemment, le dessin serait noyé dans les fumées et personne ne le verrait. Le compromis paraissait idéal.

Le 6 avril, Blaise eut tout le mal du monde à identifier ce que son fils avait voulu dessiner.

« Là c’est une vache en bois sur des roulettes. À l’intérieur c’est creux, il y a un bonhomme. C’est Pasiphaé, la femme du roi Minos. Elle s’est déguisée en vache parce qu’elle est amoureuse du taureau.
Et là c’est le taureau. Il pense que Pasiphaé c’est une vraie vache. Et donc il lui fait un bébé. Mais si il avait su, il aurait pas voulu. »

Blaise fut bluffé. Milo avait choisi de représenter non pas le Minotaure, mais le moment de sa conception. Il avait mis l’accent sur le processus, et non sur le résultat. Il se réjouit : dans l’art conceptuel, son fils avait de beaux jours devant lui.
Milo, quant à lui, se destinait plutôt à la monstrologie. Il a avait déjà compris une chose essentielle : pour créer des monstres, l’espèce humaine impose à la nature des relations non désirée par elle.

Le 18 avril, Blaise apprit que le gardien chargé d’allumer et d’éteindre les machines à fumées du Labyrinthe était décédé du coronavirus. Les médecins s’étaient évertués à identifier les personnes qu’il avait fréquentées depuis quatorze jours et en l’absence de porteurs dans son environnement proche, ils en avaient conclu que l’homme avait contracté le virus sur son lieu de travail. Dans le Labyrinthe.

Milo n’en fut absolument pas surpris.

Crédits textes et dessins : ©aalliicceelleessccaannnnee&ssoonniiaaddeerrzzyyppoollsskkii, 2020 | Plus d’informations sur ssaallaaddeess.com